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JASON Kreyasyon
8 février 2013

Lire le Carnaval de Port-au-Prince : 6 nouvelles du carnaval

Document3

Je lis le plus ancien quotidien d’Haïti et « tombe » d’une part, sur un communiqué de la Mairie de la Capitale d’Haïti interdisant de « carnavaler » pendant les trois jours gras à Port-au-Prince. De l’autre, sur une pub de la Direction Nationale du Livre (DNL) intitulée Le Carnaval des livres / An nou li : Yon Ayisyen Yon liv. Deux partis pris me poussant a me souvenir que, pour le carnaval de 2009, le Programme d’Action Culturelle de la Mairie de Port-au-Prince avec le soutien de la Direction Nationale du Livre ( DNL ) avait publié un livre intitulé 6 Nouvelles du Carnaval. Ah ! QUE LES TEMPS ONT CHANGE ! LES HOMMES aussi !

Tristes constats  de la route empruntée par les dirgeants de cette ville et du pays  et la démission des carnavalières et carnavaliers de la Capitale d’Haïti: la mise à mort du carnaval de Port-au-Prince. Ce livre appartenant aux citoyennes et aux citoyens, j’en publierai chaque jour ( du 8 au 13 février 2013 ) une partie sur mes pages d’internaute sur Facebook, Twitter, Sursaut citoyen et Canal blog.

6 Nouvelles du Carnaval

Fiche

Illustration de couverture : Mascotte du carnaval 2009, Hébert Polycarpe

Mise en pages : Ralph Penel Pierre et Jacky Russo

© Éditions Page Ailée 2009

© Éditions Zémès 2009

Tous droits de reproduction strictement réservés.

Dépot Légal : 09-02-059 Bibliothèque Nationale d’Haïti ISBN : 978-99935-7-861-1 No. Stock : LIT-001

Textes réunis par Jean-Euphèle Milcé

 

6 Nouvelles du Carnaval : Avant-Propos

Un nouveau regard sur le Carnaval

« Permettre aux écrivains et intellectuels de s’approprier   du Conseil municipal enfin le carnaval », telle était l’une des recommandations du Président du Conseil municipal de Port-au-Prince, M. Muscadin Jean-Yves Jason, lors des réunions préalables à la formation de la Commission d’orientation du carnaval. C’est pour répondre à ce vœu que le premier forum municipal sur le carnaval de Port-au-Prince s’est tenu les 23 et 24 janvier 2009 à l’Ecole Nationale des Arts, et que, sur la même lancée, cet ouvrage collectif, Six nouvelles du carnaval, est né.

Cette vitrine qui expose cinq plumes consacrées : Frédéric Marcelin, Emmelie Prophète, Avin, Jean-Euphèle Milcé, Dominique Batraville, et un nouvel auteur, Muscadin Jean-Yves Jason, vient à point nommé pour enrichir une littérature du carnaval encore tâtonnante. Entre nostalgie et utopie, parmi les ruines du sens donné par souci de ce qui n’a pas de visage vraiment défini, ce sont aujourd’hui des espaces, culturellement dévastés, à reconstruire, qu’explorent avec amour les textes publiés dans ce projet. Ainsi comme un songe qui libère ses objets, le carnaval permet de dériver selon un mode qui est presque celui de l’association libre.

« Eh ! bien, dans quelques semaines, commencera le tam tam des étoiles à Port-au- Prince. On dansera comme des anges. Moi qui danse à peine comme Salomé, je me pose des questions. Voilà pourquoi, je te prie de m’apprendre à danser pour le carnaval » ( Dominique Batraville, Lettre au Bondieu pour danser le carnaval ).

Dans cette prière plutôt singulière, l’écrivain semble vouloir confirmer que l’homme est essentiellement festif et imaginatif. Mais également pour devenir pleinement humain, l’homme des sociétés industrielles occidentales et ses frères non occidentaux, dans la mesure où ils sont affectés par la même dégradation, doivent réapprendre à danser et à rêver.

 « La ville, mère de toutes les vieilles misères. La ville, cliente de la foire aux espoirs trafiques. Ma ville acolyte des nuits tout delire. Aujourd’hui le carnaval te fera danser jusqu’à ce que les lumières et la musique s’éteignent d’epuisement » ( Jean-Euphèle Milcé, Le temps expire dans trois jours ). 

Ce mode de lecture du carnaval, propre au littéraire, enrichit l’imaginaire de cette grande fête culturelle. Sa façon bien à lui de renverser, pour un moment, l’ordre des choses, derrière le masque, n’est pas sans rappeler la tendance du poète moderne à transgresser la syntaxe. Il paraît que le grotesque n’est plus vraiment un défi à la logique du langage.

« Mais au carrefour de la route des Dalles et de Caridad, changeant de registre, l’orchestre a enchaîné avec une chanson sur le corps. J’ai senti monter en moi une fumée bienfaisante à l’écoute de cette parole neuve : Depi m wè w, m anvi vole,chalè kò w fè m pa ka vole. Et me voilà pris dans la bande, retrouvant le grand amour de ma vie avec un corps, englobabant tous ceux des filles du quartier ».

( Avin, Pour un corps de carnaval ). 

Sonnant comme un vibrant témoignage d’une époque révolue, le mode d’organisation du dire littéraire de cet écrivain respecté restitue le réel avec élégance et sincérité.

Emmelie Prophète ne s’est pas écartée de sa tessiture habituelle, à chaque fois renouvelée, pour libérer son élan :

« Je ne vous ai pas demandé votre nom. Notre adresse commune, notre lieu de rencontre était un pylône avec un réverbère éteint, comme pour ne pas nous voir, pour cacher la honte d’être nous-mêmes, anormaux dans l’ombre et corrects dans la lumière. Je ne sais plus quel était l’air le plus populaire, l’année dernière. Je ne vous attache pas à une chanson particulière. J’ai trop peur de vous partager, de me partager » ( Emmelie Prophète, Une envie de carnaval ).

Voici un homme de 65 ans

« assis au quai Colomb, fixant les vagues»,

et qui, à partir d’une plongée rétrospective,

« se retrouve en 1969 à la triomphale participation au carnaval de Port-au-Prince de l’orchestre septentrional, avec la méringue Misye Bonga » ( Muscadin Jean-Yves Jason, Le club des carnavaleux disparus ). 

Ce rêveur comprend que l’homme est par nature un être, qui, non content de travailler et penser, conditionne sa vie au chant, à la danse, au jeu, au conte et à la célébration de l’existence. C’est un homo festivus. C’est également un homo fantasia, parce qu’il est rêveur, visionnaire et créateur de mythes. Le caractère universel de la fête dans la vie humaine n’est plus à démontrer. Aucune culture n’en est dépourvue, les pygmées d’Afrique et les primitifs d’Australie s’ébaudissent en l’honneur de l’équinoxe. Les Hindous fêtent le Holi. Les musulmans font la bombance après le long jeûne du Ramadan. Et le carnaval purifie à l’approche du carême.

Insistons sur le fait que le carnaval s’inscrit dans un ordre universel. Chaque civilisation a sa part de folie, d’histoires invraisemblables. Fées, Bwapiwo, Lutins, Simbi, Géants, Elfes et leurs équivalents hantent l’imagination des peuples.

Ainsi, quand dans une culture les fêtes tendent à s’amenuiser, quelque chose d’humain est menacé. L’homme habite, en effet, un monde de changements incessants, et dans un tel monde fêtes et fantaisies lui sont indispensables. Autant de raisons qui motivent la municipalité de Port-au- Prince à œuvrer au renforcement de ses structures pour une meilleure organisation du carnaval.

Prince Guetjens,

Commission d’orientation du Carnaval de Port-au-Prince



NOUVELLE 1 . Emmelie PROPHETE : Une envie de carnaval  

 

Que ce vent débridé m’emmène au bout de moi-même, au bout de ce désir d’exister, d’être libre, de me perdre !

Lundi gras. Demain soir tout sera terminé. J’anticipe le désespoir de me retrouver dans la peau de cet honnête citoyen qui accompagne sa famille à la messe, le dimanche, qui fait l’amour à sa femme le plus régulièrement qu’il peut alors que cela fait longtemps que j’ai compris que je préfère les hommes. 

J’aime ce sursis avant ma mort. Une mort plus déshonorante que la mort physique. Cruelle. Je suis là à regarder mon entourage trinquer à ma santé, à ma réussite, à ma chance. Je ne parle pas. Je ne le peux pas. Je suis le seul à savoir que je suis un imposteur, que j’ai tout raté. J’aime ce temps mort entre leur réalité et la mienne. Le carnaval.

Huit dimanches depuis la Saint Sylvestre. Une fin d’année pareille aux précédentes. Deux fêtes en famille, quelques dîners chez des amis, les opinions de chacun sur la politique, sur l’avenir qui n’a jamais été, selon tous, aussi sombre et qui le sera beaucoup plus l’année prochaine ; les inévitables blagues homophobes qui m’ont même décroché des sourires. On ne fait pas mieux comme hypocrite.

Une année presque depuis le dernier carnaval. Une année presque sans nouvelles de vous. Vous verrai-je avant ce mardi deux heures du matin fatidique ? Pourquoi le chef de la police ou le ministre de l’intérieur, je ne sais pas trop des deux décide, ne décréterait pas, dans un sursaut de magnanimité, d’accorder une heure de plus demain mardi, le temps pour moi d’essayer encore de vous trouver pour vous dire que depuis presqu’une année je vous cherche, comme on cherche absurdement son ombre, qui pourtant vous accompagne partout, qui s’étend sous vos pieds du levant au couchant et à la moindre lumière ?

Comment leur dire ? Avec quels mots surtout ? Je vous ai aimé au rythme de ce piano électrique dont je déteste tellement le son. J’ai aimé la rudesse de votre barbe naissante sur mon coup. J’ai aimé votre eau de toilette bon marché, j’ai poussé ma folie jusqu’à aimer l’idée que j’allais vous trahir dans quelques heures, quelques minutes, avant même que votre sperme ait séché sur moi avant même que l’on ait brûlé le carnaval.

Je ne vous ai pas demandé votre nom. Notre adresse commune, notre lieu de rencontre était un pylône avec un réverbère éteint, comme pour ne pas nous voir, pour cacher la honte d’être nous-mêmes, anormaux dans l’ombre et corrects dans la lumière.

Je ne sais plus quel était l’air le plus populaire l’année dernière. Je ne vous attache pas à une chanson particulière. J’ai trop peur de vous partager, de me partager. Il y avait toujours la musique trop forte entre nous comme pour nous empêcher de nous parler, de nous entendre. Et la lutte continuelle pour ne pas nous perdre au milieu de cette foule qui nous entraînait du Champ de Mars à la rue des Miracles. Nous nous laissions faire. Grisés par cette liberté, cette générosité que seul le carnaval peut offrir. Malheureusement une fois par année.

Que serions-nous en dehors du carnaval, en dehors de la folie ? Je me suis mille fois posé cette question ces derniers mois en vous cherchant dans les lieux les plus improbables de cette capitale fourmilière. Des hôtels de passe du bord de mer aux bars improvisés de Pétion- ville qui disparaissent aussi vite qu’ils émergent, faute de consommateurs, faute de désœuvrés, comme moi, qui n’assument pas leur besoin de solitude, leur envie de marginalité. 

J’ai vécu ma vie pendant le dernier carnaval. Trois jours dans l’euphorie d’un moi vrai, déchaîné, démasqué. Nous nous sommes reconnus au premier regard. Nous nous sommes présentés par nos prénoms si communs, si anodins. Formalité banale. Mains tendues. Nous nous sommes jetés dans la foule. Heureux comme on n’a le droit de l’être que pendant quelques jours. Pendant trois jours gras.

Lundi gras. Port-au-Prince est pressée de s’amuser, de se soûler, de se salir. Toute cette foule rassemblée fait l’effet d’un énorme scandale, d’une immense provocation. A mesure que passent les minutes, elle grossit, enfle et fait coprs avec le bruit, l’odeur insoutenable d’urine, de friture et d’autres choses non identifiables qui doivent être ces envies qui courent. Mon envie de plus en plus pressante de vous, de tout cet inconnu, de tout ce bonheur que vous représentez. 

L’année dernière nous avons marché. Nous avons fait et refait le parcours du carnaval. Anonymes et heureux ne laissant que la lumière du jour nous séparer, fous de nous-mêmes, de notre liberté, de tous ces gens qui ne nous regardaient pas, cherchant furieusement eux aussi à être heureux, à être eux-mêmes avant la semaine sainte qui arrivait bientôt, morbide, culpabilisant, triste.

Je vous cherche. Depuis l’année dernière. Depuis hier dimanche. J’ai peur que vous ne m’ayez oublié, que vous ayez passé l’année sans penser à nous, que vous n’ayez pas été habité, ces derniers mois, par les trois jours passés ensemble dans l’euphorie du Champ de Mars. J’ai pensé pouvoir partir sans laisser de traces, tout oublier avec les premières pluies de Pâques, réintégrer ma respectable vie jusqu’au prochain carnaval, cherchant entre-temps, ça et là, comme avant, des aventures de rien du tout, payées en vitesse avec toute la honte de payer pour être aimé, si on peut appeler cela être aimé. 

Hier dimanche, j’ai marché seul. Revisitant les lieux de l’année dernière, cherchant à les faire parler de vous. J’ai attendu sous le même pylône. Le réverbère est toujours désespérément éteint. Il y a la même odeur d’urine que je trouve absolument insupportable cette année, sûrement à cause de votre agaçante absence que je refuse d’interpréter comme un oubli.

Je concède ma lâcheté, mon manque de courage, tout ce que vous voulez. Sans promettre de changer, sans promettre que ce sera plus qu’un amour de carnaval, je veux vous voir pour vous dire que j’ai été heureux, que je voudrais que mes prochains carnavals soient faits de vous, de nous. Certains m’ont regardé sans comprendre. La marchande de beignets nouvellement installée non loin du pylône, particulièrement. Elle doit croire que je suis une sorte de dérangé en train de ruminer quelque mauvais coup ou tout simplement un voleur cherchant une proie. J’ai fait semblant de ne pas voir ses regards méfiants qui ont fini par me faire partir de mon poste.

Vous n’êtes pas venu à ce rendez vous non pris, non confirmé. J’ai erre sur le Champ de Mars, nostalgique de cette magie instantanée qui fit de nous des amants solitaires dans la grande foule du carnaval. Aujourd’hui, j’ai le temps de regarder ce grand spectacle sans spectacle, ce défilé constant de gens qui ne dansent pas, cette guerre de décibels, de couleurs. Compagnies de téléphonie mobile et importateurs de riz se disputent l’espace trop réduit.

J’aimerais passer en revue ces milliers de gens pour vous trouver, je crois fermement que vous êtes là, j’espère que vous me chercherez et me trouverez demain. Le temps du carnaval est si court. Je respire mal à l’idée de ce bonheur écourté, rien qu’un jour pour se rattraper, un jour pour se faire cette fois des promesses peut-être. Se revoir. S’écrire. Se parler. Partir ensemble. Qu’allons-nous devenir, si je vous revois ? Que vais-je devenir si je ne vous revois pas ?

C’est plus difficile de circuler dans la foule cette année ou plutôt c’était plus facile de circuler quand on était deux, collés l’un à l’autre, se protégeant de tout. De rien. Je laisse la foule m’emmener où elle veut avec l’espoir qu’elle me conduise vers vous. Le hasard est peut-être la seule chance qui me reste ce lundi gras que je trouve tellement morne malgré la musique incessante, les va-et-vient, les bagarres, les couples qui se font, se défont, les nouvelles amours qui ne dureront que l’espace des trois jours gras, ou plus, pour ceux qui ont de la chance, le déhanchement des femmes sur les chars, jouissant entièrement de leur liberté d’expression malgré la campagne contre les stéréotypes sexuels qui accompagne le carnaval cette année. Je suis las d’être seul. Ma famille, mes amis, sur leur podium quelque part sur le Champ de Mars doivent se demander où je suis, ce que je fais, mais je n’ai pas envie de les voir, je n’ai pas envie de les entendre, leur bonheur est trop naturel, trop ordinaire. Nous ne sommes pas au Champ de Mars sous les mêmes prétextes.

Quand la police a arrêté, à deux heures le carnaval dans sa course, après la soirée de dimanche, j’ai été pris d’une terrible angoisse. Déjà lundi. Un jour de moins et des heures à jamais perdues. Je suis allé, la mort dans l’âme, chercher ceux que j’appelle bêtement les miens et qui ne me connaissent même pas. Ils étaient tellement heureux de leur première soirée, heureux jusqu’à l’être même pour moi. Partage juste, familial, légitime.

La maison était effroyablement silencieuse quand nous sommes rentrés. Pour moi en tout cas. Je n’ai pas dormi, attendant anxieusement devant un verre de rhum que le jour se lève, que le carnaval recommence, que le Champ de Mars se remplisse, surtout de vous, de nous.

La matinée a été longue. Trois heures au bureau à ne rien faire. A attendre. A espérer. Espérer que vous n’avez pas oublié, que je vous verrais ce soir. Je veux vous demander pardon. Avec des mots simples, sobres et sincères. Pardon d’être moi-même, engoncé dans une vie qui n’est pas la mienne, comme dans un vêtement trop étroit et laid que je refuse d’enlever pour respirer, être moi-même et beau.

Trois heures longues à expérimenter un désespoir gigantesque. Insupportable. Je suis arrivé tard, un peu comme tout le monde. Fatigué, hagard, comme la plupart de mes collègues, mais pour des raisons différentes. J’ai fait semblant de travailler, un peu pour ne pas me joindre aux conversations sur le premier jour du carnaval. Qu’est ce que j’aurais pu dire qui soit proche de la vérité ?

J’ai dormi l’après midi d’un sommeil lourd, sans rêves. Je me suis réveillé en sursaut vers dix sept heures, angoissé par l’idée que j’arriverais peut-être trop tard au Champ de Mars, que vous pourriez déjà être passé près du pylône sans me voir, que j’aurais raté le rendez-vous de ma vie.

A l’école je n’aimais pas les lundis. Je n’aimais pas ce retour brutal à l’école. J’avais sommeil les lundis matin, j’avais envie de pleurer. Adulte, je souhaitais, je continue toujours à souhaiter, que le week-end passe vite pour aller m’étourdir de travail, m’enfermer dans mon bureau, cette pièce sobre et amicale où je peux me permettre de rêver d’être ce que je suis réellement, où je vis bien avec mon hypocrisie, moi le mauvais père, le mauvais mari, le citoyen pas comme les autres.

Je suis arrivé à dix huit heures au Champ de Mars. La place était encore clairsemée et aussi puante que la veille. Les marchands étaient déjà installés. Des gens qui étaient déjà là, certains semblaient n’avoir jamais laissé les lieux, tant ils étaient sales et souls. Moi aussi j’avais envie de me souler. Me souler pour atténuer la douleur de votre absence, l’inquiétude qui me tenaille depuis hier.

Je ne vous ai pas vu aujourd’hui encore. Vous n’êtes pas venu. Je vous ai beaucoup cherché. Sûrement pas assez. Je recommencerai demain. Je vous trouverai sans doute. Je vous donnerai ce que vous voulez. J’accepterai ce que vous voulez. J’ai été aujourd’hui voir les amis qui nous ont présentés, ils ne se sont pas spécialement souvenus de vous. Ils ont deux, trois amis avec le même prénom qui étaient au carnaval l’année dernière. Ils n’étaient pas intéressés non plus à m’écouter, le bruit ambiant était infernal, on venait de leur annoncer l’arrivée imminente du groupe à succès, ils sortaient les drapeaux qu’ils commençaient à agiter frénétiquement comme si leur vie en dépendait alors que la mienne s’écroulait faute de ne pouvoir vous revoir, faute de ne pouvoir vous trouver.

J’ai erré, j’ai senti les secondes se coller les unes aux autres comme une longue chaîne de désespoir. J’ai repris ma place sous le réverbère éteint. Peu importe ce que pense la marchande de beignets et tous les autres qui sont autour d’elle. Après tout, c’est le carnaval, toutes les gueules sont permises, toutes les joies, tous les chagrins même celui d’un homosexuel malheureux qui rêve à un ancien bonheur, qui rêve de la présence d’un amant qui ne viendra pas ce soir, qui a deux jours de retard à un rendez- vous incertain, un rendez-vous pour recommencer un bonheur de carnaval.

Le deuxième jour gras va s’achever, je maudis tous ces gens qui s’amusent. Je vous maudis aussi. Il est minuit passé, je sens la nuit peser lourdement sur mes épaules. Ma détresse doit être visible, les gens autour me regardent d’une autre manière, avec plus de compassion. Cela fait trois bonne heures que je n’ai pas bougé de cette place, j’ai fini par m’habituer a l’odeur d’urine, il y en a même qui sont venus pisser à côté de moi, sans vergogne, femmes et hommes, cela sert à cela aussi un pylône pendant le carnaval. Je devrais suivre le prochain char qui passe, me laisser emmener par la foule, me convaincre que c’est une histoire stupide qui n’aura pas de dénouement. Je n’y arrive pas. J’ai fait un saut à pied joint du carnaval de l’année dernière à celui-là. Je n’ai passé l’année que dans l’espoir que l’on se reverra, que l’on revivra ensemble le carnaval, que, vous aussi, vous avez été heureux, que ce furent des moments uniques qui n’arrivent qu’une fois dans une vie et que l’on passe le reste de sa vie à vouloir rééditer. Combien de fois j’ai cru sentir sur moi votre eau de toilette bon marché, combien de fois j’ai senti votre jeunesse m’appeler au milieu de la nuit, me forcer à me réveiller. Vous devez avoir tout au plus vingt cinq ans, j’aurais dû vous demander au moins ça, cela aurait été tellement amical, peut-être même tendre. Je n’ai pas su le faire, je n’ai rien su faire.

De mon poste j’ai vu des milliers de corps s’avancer, entrer de plein pieds, de plein droit dans le nouveau jour, défoulés, heureux, ou semblant l’être. Il est déjà mardi matin. Les festivités sont entrées dans leur dernier jour. Il ne nous reste que quelques heures pour nous retrouver.

Minuit passé, plus que deux heures avant la fin. Ai-je droit encore à quelque espoir que vous me retrouviez ?

Je suis fatigué d’être resté debout toute la nuit, je me sens tout imprégné d’odeur d’urine. Je suis dégouté par ces pisseurs sans vergogne, braillant, trépignant ; de vraies brutes prêtes à bousculer tous ceux qui se trouvent sur leur passage, si différents de vous, discret, le sourire facile, s’exprimant avec les mains et la tête comme s’il vous coûtait de prononcer un mot ou que vous ne vouliez pas que j’entende votre voix. Je dois faire beaucoup d’efforts pour me rappeler le timbre de votre voix, sans être sûr de mes souvenirs en plus. Je me rappelle et je sens, à cette seconde encore, vos mains sur mes épaules dans la foule, ce geste si normal entre deux hommes pendant le carnaval, ce geste qui me manque tellement depuis hier, ce geste que j’espérais tellement cette année. Je me rappelle aussi votre parfum, cette odeur que j’ai eue sur moi tous les jours, tous les soirs de l’année qui vient de s’écouler, plus vivante que votre image qui est restée mélangée à la pénombre du carnaval, cette pénombre qui vous va si bien et dans laquelle vous vous cachez depuis deux jours.

Je continuerai à espérer votre arrivée tant que l’on n’aura pas brûlé le carnaval, tant que le dernier char ne sera pas rentré, tant que le jour ne se sera pas levé demain matin sur le Champ de Mars, tant que les derniers carnavaliers ne seront pas rentres. Je me fiche de ceux qui m’attendent, de ceux qui ne s’étonnent plus cette année de ma totale absence du podium, de ceux qui concluent que je préfère définitivement les bandes à pieds, le béton. Ceci est encore la preuve qu’ils me connaissent très peu, les gens de cette famille dont je suis officiellement fier.

Le Champ de Mars se vide progressivement ce matin, c’est la dernière ligne droite avant la fin du carnaval, la toute dernière ligne droite de l’attente. L’attente difficile, incertaine d’une personne pour laquelle je me suis découvert un amour immense après l’avoir laissée partir après trois jours d’intense bonheur. J’ai sincèrement cru que cela passerait le mercredi des cendres, j’avais sous- estimé cette sincérité, le confort d’être vrai, en harmonie avec soi-même.

La nuit commence à se dissoudre dans la blancheur d’une matinée lourde, pleine de promesses. C’est le dernier jour, ça va être la fin jusqu'à l’année prochaine. Quand j’ai fini par me résigner à aller trouver les autres j’ai trouvé leur podium vide, ils étaient fatigués de m’attendre, ils avaient trop sommeil, ils avaient trop dansé. C’était une soirée formidable. Le troisième jour promet d’être meilleur encore. A la maison, je me suis laissé tomber sur une chaise. Sonné. Incapable de rendre compte de ma soirée. Je laisse croire avec des demi-sourires qu’elle a été formidable.

Mardi gras. Je me suis endormi comme une masse, tout habillé sur une chaise sur la terrasse. Je me suis réveillé à onze heures. J’étais seul dans la maison. Mes chaussures étaient toutes crottées, l’ourlet de mon pantalon aussi. J’avais envie de me brosser les dents, de me laver. J’aime le silence de la maison, c’est bon d’être seul après avoir vu défiler ces milliers de gens, entendu tous ces airs, aussi mauvais que différents, toutes ces voix. Je me suis lavé les mains et j’ai fait un café. Ces petits gestes me rappellent que j’ai peut-être beaucoup de jours encore à vivre, que je me retrouverai souvent encore en train de faire le café, de planifier la semaine, le mois, l’année, peut-être même le carnaval, qui sait ?

Je suis allé m’assoir avec mon café devant l’ordinateur, il y aura peut-être un courriel de vous, c’est ridicule de le penser mais cela me fait du bien. Rien que des courriers sans importance. Qui ici a envie de communiquer pendant le carnaval ? Les amis de l’extérieur savent que tout le monde est pris à cette période, ils s’abstiennent d’écrire. Les agences de presse locales en ligne écrivent qu’il n’y a pas eu d’incidents à déplorer pendant les deux premiers jours gras. Quelques blessés légers. Les autorités sontsatisfaites. Tout le monde est content. Sauf moi. Mais cela n’a pas d’importance.

Le bruit de la porte d’entrée m’a réveillé. Je m’étais endormi devant l’ordinateur. Ce soir, il y aura un festin sur le podium. Un nombre imposant de sachets contenant toutes sortes de victuailles et de douceurs est aligné sur le comptoir de la cuisine. Je suis appelé à l’aide. Je me prête volontiers à ce jeu. Leur enthousiasme qu’ils n’arrivent pas à me communiquer est touchant. Le carnaval peut faire des miracles. Ils veulent arriver tôt au Champ de Mars ce soir. Cette proposition me réjouit. Ce soir c’est ma dernière chance de vous voir, je la saisirai, je rattraperai ces deux jours perdus, j’oublierai ces longues heures passées à vous attendre, le bonheur que j’éprouverai, que nous éprouverons, me fera oublier, nous fera oublier ces heures d’errance au Champ de Mars.

Plusieurs mains s’affairent à préparer à manger pour plus tard, je ne serai pas là pour manger avec tout le monde. Ils ne pensent pas à cela, bien sûr. Ils ne constateront mon absence que quand ils voudront rentrer. Ils sont tellement heureux. Ma femme est comblée. Elle aime raconter, et personne ne peut la contredire, que son mari ne regarde aucune autre femme. Je suis l’homme le plus fidèle qui soit. O la belle qualité ! Elle n’a aucune idée de ma constante envie de partir, de tout laisser tomber. De mon envie croissante d’être ce que je suis réellement.

J’ai trouvé tous les prétextes pour rester seul. La fatigue. Un début de grippe. J’ai passé le reste de l’après- midi à regarder le plafond, couché sur le dos, sans pouvoir m’endormir. Pendant combien de temps vais-je pouvoir continuer à faire semblant ?

L’après-midi s’est écoulé lentement. Bizarrement j’avais retrouvé une sorte de sérénité par rapport aux deux derniers jours. Je gardais très fort l’espoir que je vous verrais avant la fin du carnaval, j’étais plus calme.  Une habitude de la souffrance, du manque. J’aurais dû dormir, me préparer à la longue soirée de la fin, je n’y arrivais pas.

La longue soirée de la fin. La fin du carnaval. La fin d’un rêve probablement aussi. Un rêve auquel je me suis accroché pendant une année, un amour qui m’a lesté d’un bonheur si flou pendant une année. J’ai gardé votre parfum comme une promesse, le poids de votre corps comme un serment. Ce mardi gras sera encore celui de tous les rêves possibles et permis, celui de ta venue au lieu de rendez-vous convenu tacitement. Peu importe ces deux jours perdus, peu importe votre retard si douloureux, nous sauverons ce carnaval, nous retraverserons la foule, plus nombreuse cette année, du Champ de Mars au Bicentenaire et nous prouverons encore que nous pouvons nous cacher entre des milliers de gens pour nous aimer, pour être ce que nous sommes : deux hommes qui s’aiment.

Je suis arrivé un peu avant six heures du soir au Champ de Mars. La grande foule est déjà là. La Place est une fourmilière géante. Les gens vont dans tous les sens, se heurtant, se touchant, pressés de prendre tout ce qu’il y a à prendre ce dernier jour. J’ai marché aussi vite que j’ai pu pour arriver près du pylône, sous le réverbère éteint. Toujours la même odeur déguelasse. Un peu plus corsée aujourd’hui. Plus les heures passent, plus il y a de pisseurs. La marchande de beignets m’a accueilli avec un sourire, elle devait s’habituer à ce drôle de type qui passe plusieurs heures sous un pylône. Je lui suis reconnaissant d’accepter sans méfiance le fou que je dois sembler être, le fou que je suis dans son voisinage. Il arrive si rarement ici que les gens soient gentils avec les fous et les demeurés. 

J’attends depuis deux heures. J’ai souvent l’impression que la Place bouge sous le poids de ces milliers de gens, dodeline. C’est peut-être moi, soulé par la fatigue de l’attente, les odeurs de friture et d’urine. J’attends que vous vous décidiez à venir. Il ne reste plus beaucoup de temps, je ne sens déjà plus mes jambes. Oserai-je comme ces jeunes aller m’assoir sur le capot d’un des véhicules stationnés plus loin ? Non. Je préfère attendre là. Comme hier. Comme avant-hier. J’ai envie d’avoir la marchande de beignets en face de moi, un témoin inconnu de mon attente désespérée, de cet amour oublié.

Dix heures du soir. Les premiers chars sont déjà passés. De temps à autre, il y a une ruée vers la rue Pavée ou la rue des Miracles à la rencontre d’un groupe qui arrive. Les informations sont bien relayées. Les gens sont déchaînés, ce dernier jour. J’envie leur capacité à s’amuser. A prendre le meilleur.

Onze heures du soir. J’assiste à une succession de scènes insolites. Des bagarres, des coups de gueule, des évanouissements dus à l’alcool et à la fatigue. Je suis insensible à ce qui se passe autour de moi. Désespérément conscient que les chances que vous veniez s’amenuisent de seconde en seconde. 

Minuit. Le Champ de Mars va peut-être exploser. Il n’y a presque pas moyen de bouger. C’est dommage que personne ne saura dire après combien il y a eu de participants au carnaval, comme personne ne peut dire combien il y a exactement d’habitants à Port-au-Prince. Est-ce possible que vous ne fassiez pas partie de ces milliers de gens ? Je me décide à faire quelques pas, à aller voir plus loin. Je chancelle de désespoir. Mes jambes arrivent à peine à me porter. Je suis bousculé, engueulé. Les fêtards n’arrivent pas à comprendre ma lenteur. Je complique la circulation. Je me laisse faire. Je suis quasiment porté. Je danse malgré moi. Je n’ai pas, comme l’année dernière, vos mains sur mes épaules, je suis à la merci de cette foule qui n’a rien à foutre d’un pauvre type qui se meurt d’un chagrin d’amour en plein carnaval. 

Il est deux heures du matin, je ne me suis pas rendu compte que je suis allé aussi loin de mon poste. Je remonte aussi vite que je peux, jouant des épaules pour passer. J’arrive en nage près du pylône, transportant les odeurs d’à peu près tous ceux contre lesquels je me suis frotté et dont aucune n’est malheureusement la tienne. Tu n’es pas là. J’ai envie d’aller demander à la marchande de beignets si elle à vu s’attarder à cet endroit un jeune homme répondant à votre description, je n’ose pas. Je m’effondre.

 Je pleure ma vie. Je pleure mon chagrin. La musique couvre mes cris. Mon désespoir si insignifiant n’est aperçu  par personne. Je regarde le Champ de Mars à travers une buée. Tout est fini. Il est tois heures du matin. Le Champ de Mars est déjà vidé de la moitié de ses occupants du dernier jour gras. La police vient de décider que c’était fini.

 Vous n’êtes pas venu. J’ai espéré jusqu’à la dernière seconde. Je suis à cette seconde encore incapable de tourner la page. Votre odeur reste persistante, une promesse à laquelle je continue à croire malgré l’évidence. Je croise quelques bandes à pieds, des irréductibles qui ne veulent pas admettre que c’est fini. Je suis dans le même esprit. Je pourrais rester des semaines sous ce réverbère éteint à vous attendre.

 J’arpente le Champs de Mars qui ressemble à un véritable champ de bataille. Sachets, bouteilles en plastique, assiettes en mousse et autres saloperies non identifiables au premier coup d’œil. Il y a un groupe qui s’achemine résolument vers le Palais national accompagné de policiers, dont un très haut gradé, ils vont brûler le carnaval. Ils brûleront du même coup toutes les envies qui ont traversé le carnaval, même la mienne qui se confond maintenant à de la fatigue ou à de la déception. 

Nous avons été anonymes et nous le restons. C’était une histoire publique connue de nous deux seulement. Une affaire de carnaval qui est restée au carnaval, qui est morte avec le carnaval. Je vous aime encore. Absurdement. Je vous retrouverai, malgré vous, sans rendez-vous, à tous les carnavals. C’était une erreur – que je ne regrette pas – de vous avoir attendu. Vous étiez dans la foule, dans tous les airs, dans toute la folie de l’événement. Je suis tout endolori d’être resté trois jours debout à la même place. Peut-être que tout le bonheur de l’année dernière aurait été perdu si vous étiez venu, peut-être que non. Le jour commence à poindre, les gens courent après des camionnettes déjà remplies, ils veulent rentrer, c ‘est fini. Je ne cherche même pas les miens, je m’engouffre dans le premier taxi qui veut de moi, j’ai la bouche pâteuse, j’ai soif. J’ai envie de vous. J’ai besoin de vous. Le carnaval est fini. Je m’assoupis dans le taxi. C’était quand même un beau carnaval.

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